every block boy needs a little love (zaya)

1992 écho choral de cris, la joie, la peur, poumons qui se remplissent d'air quand la lumière vient, Jersey City héberge une nouvelle âme, bébé qui sera couvert de bodies en denim, de trop grandes chemises multicolores, photos irisées qui joueront les mobiles au-dessus du berceau bleu délavé. enfant attendu, enfant prodige, on sourit, on sourit beaucoup, à toutes dents, au-dessus du poupon.
1993 second envoi de cris, seconde volée de sourires, second bambin qui fait son entrée dans la maison, le berceau n'a pas été libéré alors on lui en construit un, aussi jaune que le soleil, aussi jaune qu'un tournesol. petit frère adoré, ils partageront la chambre d'enfants, les rêves, et même des soupirs quand le biberon ne vient pas assez vite.
2004 - 2009 le sceau qui s'écrase, enveloppe reçu, puisqu'on fait encore ça pour courrier, le médecin qui manque sans doute de compassion, d'humanité. tatie Jasmine est la première à voir ses rameaux se nécroser, la première à ne bientôt plus avoir de belle cime pour la cacher d'un soleil dévoreur. c'est d'abord la toux, puis la respiration s'en va, elle est comme astronaute sans alimentation, et rapidement devient étoile morte. on apprend que papa a la même maladie, qu'elle est génétique, que c'est sans doute ça qui avait déjà emporté ses parents à lui ; ça qui emportera ses frères, tôt ou tard, puis ses soeurs, évidemment, puis ses enfants, probablement. l'arbre s'écroule, généalogie balayée à la hache par un bûcheron terrifiant ; les racines sont piétinées et il ne reste que l'espoir, entre les salves lacrymes.
été 2014 un point sur la carte, le même État, pour n'être jamais trop loin de maman, pour n'être jamais trop loin des rues qu'on connaît si bien à Jersey City. Waldwick est calme, permet de prendre de la distance avec le foutu funérarium dont les marbres dévisagent Isaiah ; avec son petit frère qui ne l'est plus tant que ça, ils font leurs valises, partent ensemble à la découverte d'un nouveau territoire, Waldwick devient le terrain de jeux, la voûte des rêves, le présent et l'avenir ; et tant mieux si l'on oublie le passé. en colocation jusqu'en 2019, ils rient souvent, se chamaillent parfois, se retrouvent tout le temps.
2017 - 2018 elle est belle. Isaiah ne parvient à penser rien d'autre que cette si simple phrase ; mais elle est vraie, pure, brute, et elle est belle. c'est une romance qui se joue glaçon enflammée, un cocktail qu'on boit en se délectant qu'il soit trop sucré, ils parlent même mariage, rapidement. elle est professeure des écoles, elle aussi, et ils se retrouvent dans le même établissement, la rentrée est belle, ils vivent ensemble, dans le même lit en tout cas, ça fait grogner le petit frère, mais tant pis ; ils délaissent le reste du monde. à force de s'embrasser dans tout Waldwick, on rêve d'autres cartes postales où faire valser lippes et langues ; billets pour la Grèce, pour se féliciter de deux ans d'une belle relation. un soir, elle parle d'enfant, envisage presque de lui dire qu'elle est tombée enceinte ; Isaiah se ferme. lui connaît Damoclès, lui détesterait transmettre ses peurs et ses cauchemars à un enfant. elle s'agace de ne pas tout savoir ; il s'énerve de la voir agacée. un verre de vin est jetée au mur, l'alcool s'écoule sur le papier crépi en même temps que les larmes sur leurs joues. on prend une seconde chambre d'hôtel, et on se sépare.
2022 elle est loin, la Grèce. Isaiah a été intraitable pendant près de deux ans, à grogner, à envoyer bouler le monde entier, son frère le premier. on lui en veut, ou pas ; il a appris à se détacher de ce que les gens pensent de lui, persuadé qu'il ne sera pas là suffisamment longtemps pour que ça puisse marquer le monde. il enchaîne les cours, aime ses élèves, voit un psy sur le côté, qui lui conseille d'écrire, au moins pour ne pas jeter le regret de la non parentalité sur ses élèves, se les approprier, pour renouer avec son frangin aussi, pourquoi pas s'excuser à la belle de jour délaissée. Isaiah rit fort, rit franc ; il écrit pourtant, mais pas d'excuses. invente un monde en noir et blanc, y glisse des couleurs sur la peau des personnages, allégorie du racisme, devine dans cet univers une bataille, des luttes, la fin d'un monde, l'apocalypse. son éditeur lui dit que ça se vendra bien ; il demande une série, Isaiah ne sait pas s'il en sera capable.
le premier livre est publié, pas tout à fait un bestseller, mais un joli succès, et Zaya ne court pas après les billets, n'a jamais fait le marathon de l'oncle Picsou ; voir le livre dans les rayons d'une librairie locale lui suffit, le motive à écrire un peu plus, à exorciser âme et démons dans ses mondes inventés.